La mode est en ce moment aux concours de recettes, ouverts entre leurs lectrices, par certains journaux. On ne peut contredire que l'idée est bonne et louable, mais elle nous semble quelque peu teintée d'illogisme.
Il n'y a pas bien longtemps encore, on trouvait dans certains de ces journaux, des articles attristés sur la décadence de la cuisine, attribué à l'indifférence notoire des maîtresse de maison modernes, montrée comme se désintéressant de cette partie de leur département, et en laissant toute la direction à des mains mercenaires. Or, voilà que, maintenant, on fait appel à leurs lumières ; qu'on les convie à exposer, pour la joie des gourmands et la honte des cuisiniers, des recettes absolument inédites, augmentées d'un secret de fabrication, ou tout au moins d'une indication d'un tour de main nouveau.
On serait tenté de croire à une plaisanterie, si le projet n'émanait d'un grand organe parisien le Figaro ; il est permis de se demander comment les lectrices de son concours, que rien, à ce qu'il nous semble, n'a préparé à cette tâche ardue entre toutes, vont combiner ces recettes, et dans des conditions qui laisseraient quelque peu hésitants, des vétérans de la profession. L'intérêt de ce concours n'en sera, il est vrai, que plus grand, et c'est avec une attention intéressée que nous le suivrons.
Mais le Figaro, comme d'ailleurs les journaux qui, avant li (tel féminin) , ont institué ces concours de recettes culinaires, se fait une idée fausse de ce que doit être une recette de cuisine, pour passer du domaine de la conception théorique, dans le champ de l'exécution pratique. On peut imaginer un plat nouveau, mais c'est seulement après des essais et des expériences réitérés, qu'il est déclarés, qu'il est déclaré réalisable, et qu'il tombe dans le domaine de l'usuel.
On ne combine pas une recette, comme la façon de disposer plus ou moins coquettement une garniture de robe. Le goût ne suffit pas, il n'est que le suprême correcteur de l'ensemble ; ce qu'il faut avant tout c'est le savoir réfléchi qui fait envisager l'ensemble d'un coup d'œil, qui dicte mathématiquement les proportions, précise les détails de l'exécution, et règle infailliblement l'harmonie du tout. Et encore, il lui faut la sanction formelle de la pratique qui décide ; et de l'expérience qui étudie les conséquences, qui modifie et transforme avant d'arriver à la réalisation idéale.
Or, quiconque a, pendant un quart de siècle, tenu la queue de la poêle peut, avec de l'imagination, créer une recette, pace qu'il s'appuie sur la pratique et l'expérience , facteurs indispensables, que ne peuvent avoir les lectrices du Figaro, qui nous imaginons peuvent cuisiner parfois au salon...en théorie, mais ne se condamnent pas au travail absorbant de l'apprêt de leur cuisine.
C'est pourtant ainsi que doit le comprendre le Figaro, si nous en jugeons par le règlement draconien de son concours, qu'il est intéressant de publier ici, et que voici :
Règlement :
Article Premier
Un concours de recettes culinaires est organisé, du 15 au 30 avril 1901 inclus, entre toutes les lectrices du Figaro.
Il est absolument gratuit.
Article II :
Le texte de chaque recette devra être, avant tout , clair et précis, et contenir "un secret de fabrication", ou tout au moins l'indication d'un tour de main nouveau.
Article III :
Seront exclues, par conséquent, de notre Concours les recettes connues, copiées ou démarquées d'un livre de cuisine plus ou moins célèbre
Article IV :
Les recettes pourront être indifféremment rédigées en prose ou en vers.
Article V :
Les recettes devront nous être envoyées sous enveloppe fermée portant cette mention : Concours des Recettes culinaires du Figaro, et être adressées au secrétaire du Concours , 26 rue Drouot, Paris.
Article VI :
Chaque recette devra être contenue dans une enveloppe différente. Elle ne pourra pas être signée, mais une autre enveloppe fermée, épinglée avec elle, contiendra le nom et l'adresse de son auteur.
Article VII :
Après, la clôture du Concours, le Jury se réunira et, une fois terminé l'examen minutieux de toutes les recettes qui lui auront été soumises, retiendra pour une épreuve au second degré un certain nombre d'entre elles, nombre qui devra au moins atteindre le double de celui des prix à attribuer.
Article VIII :
Les recettes ainsi retenues seront exécutées devant le jury qui en appréciera la valeur soit par les soins du jury lui-même, soit par les concurrents s'ils en expriment le désir.
Article IX :
Les prix ne seront attribués qu'au scrutin secret et à la majorité des membres du jury.
Article X :
Les recettes primées seront publiées par le Figaro, le jour de la proclamation des récompenses, en un numéro illustré qui fera corps avec le journal et qui sera ainsi distribué gratuitement à tous les lecteurs du Figaro
Maitre-Coq
En aimable confrère, le Figaro nous concèdera bien quelqu'autorité en la matière et le droit de commenter quelques articles de ce règlement ; ce qui est une preuve d'ailleurs, que sont projet nous intéresse. Devons-nous avouer que ce secret de fabrication , et ce tour de main nouveau exigés par l'art, nous laissent perplexes, alors qu'il s'agit de quelqu'un peu familiarisé en somme avec le travail de la cuisine ? Tout secret de fabrication se trouve dans une recette du moment qu'elle est inédite ; quant au tour demain nouveau, ou même spécial, on ne peut le demander qu'à des artistes spéciaux.
L'article 3 prévoit fort sagement la copie et le démarquage (mieux vaudrait dire débaptisa gé). Concourir en copiant l'auteur serait chose trop facile, mais le démarquage d'une recette, prévu par le rédacteur du Règlement, exige une habileté et une connaissance des ressources de la cuisine, qu'il est loin de soupçonner. Mais, encore que des recettes copiées seraient soumises au Jury, quel moyen de contrôle aura celui-ci, avec les milliers d'ouvrages culinaires existants ! A moins toutefois qu'il ne s'adjoigne quelques-uns de ces bibliographiles culinaires qui n'ignorent aucun article des ouvrages publiés depuis Beauvilliers, et encore, pour une recette même inédite, celui qui connaît à fond sa bibliographie culinaire peut toujours lui trouver quelque point de comparaison avec une recette déjà existante. Le Figaro ne se doute pas de l'énorme pavé qu'est son article 3, dans le sentier des candidates.
L'article 4 nous plaît mieux, et nous n'hésitons pas à engager les postulantes aux prix institués, qui taquinent agréablement la rime à présenter leurs recettes en vers. Elles ne seront certainement pas plus précises que celles en prose, et l'assaisonnement ne vaudra ni plus ni moins, mais elles sortiront de la banalité descriptive des "Cuisinières" plus ou moins bourgeoises, et la lecture de leurs élucubrations sera moins aride.
Sans réserve, nous apprécions l'article 8 qui prévoit l'exécution des recettes retenues devant le jury, et nous demandons à notre confrère le Figaro, de réserver pour cette séance, une place à un délégué de l'Art Culinaire.
Il nous est guère possible, à nous praticiens, qui, chaque jour, nous heurtons aux difficultés d'UN travail qui demande tant d'études, d'essais et de soins, avant de pouvoir être portée à la perfection, de prendre au sérieux ces Concours Fantaisistes.
D'où que vienne le progrès, il est toujours le bienvenu, et il ne manquera pas d'intérêt de mettre en parallèle, à côté des formules modernes de nos collaborateurs, les recettes culinaires inédites des lectrices du Figaro devenues soudainement leurs rivales.
PHILEAS GILBERT
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